Dans son dernier roman, « Les pages blanches de la détresse », Gary Victor pousse encore plus loin les limites de la fiction. Il offre à ses lecteurs un récit vertigineux, halluciné, où la frontière entre l’imaginaire et le réel explose, à l’image d’une Port-au-Prince en ruine, livrée à la folie et aux ténèbres. Ce n’est plus seulement un roman : c’est un miroir brisé de la société haïtienne, où chaque éclat reflète une détresse collective.
Le personnage principal, René Carl Vausier, est un écrivain à succès au bord du gouffre. Son existence est un champ de ruines : sa femme l’a quitté, sa fille s’est éloignée, et le voilà face au redoutable mur de la page blanche. Mais cette panne d’écriture devient, paradoxalement, le point de départ d’un récit dans lequel la réalité commence à vaciller.
Tout bascule lorsque surgit Milcent, un personnage borgne tout droit sorti de l’imagination de Vausier. Accusant l’auteur de lui avoir volé son œil, il incarne le premier assaut d’un monde fictif qui refuse désormais d’être contenu dans les marges du livre. Dès lors, les créatures inventées par Vausier envahissent son quotidien, brouillant les pistes entre fiction et réalité, entre délire et lucidité.
Avec sa plume affûtée, Gary Victor construit un labyrinthe narratif dont on ne sort pas indemne. Les événements s’enchaînent à un rythme effréné : enlèvements, hallucinations, descentes aux enfers dans une capitale gangrenée par la violence. Les rencontres sont explosives : un commissaire déglingué, un agent de la CIA en infiltration, un pasteur illuminé, un chef de gang mégalomane rêvant de devenir star du rap… Chacun d’eux semble tout droit sorti d’un cauchemar absurde, et pourtant, terriblement plausible.
Au centre de cette spirale infernale : Détresse, une drogue mystérieuse qui contamine les âmes autant que les corps. Elle devient le symbole d’un pays en overdose, rongé par une souffrance chronique, où le mal ne se cache plus. « Notre chaos se nourrit de folie. Nous en faisons une overdose sans le savoir », confesse Vausier, comme une sentence poétique qui résonne douloureusement.
Ce roman est aussi une réflexion sur le rôle de la littérature dans un monde en chute libre. À quoi bon écrire quand l’horreur du quotidien dépasse l’imaginaire ? Que peut encore faire un écrivain quand même ses fictions deviennent des menaces réelles ? Gary Victor répond avec une satire mordante, presque désespérée, qui transforme l’acte d’écrire en un combat existentiel.
« Les pages blanches de la détresse » n’est pas seulement un thriller halluciné. C’est un cri, une plongée dans les entrailles d’une société au bord du point de rupture. Victor s’attaque à tout : l’élite corrompue, les gangs surarmés, la religion spectacle, les illusions politiques… Mais toujours avec ce regard ironique, cet humour noir qui rend sa prose aussi tranchante que nécessaire.
Réédité en 2025 par C3 Éditions après sa première publication chez Philippe Rey en 2024, ce roman confirme la place incontournable de Gary Victor dans le paysage littéraire contemporain. À la veille de la 31e édition de Livres en folie, « Les pages blanches de la détresse »s’impose déjà comme un incontournable de la rentrée littéraire haïtienne — un roman brûlant, sans concession, qui transforme le chaos en matière littéraire.
















