Le 18 novembre 1803, l’armée indigène d’Haïti infligeait à Vertières une défaite retentissante à l’armée napoléonienne, scellant ainsi l’indépendance de la première République noire. Pourtant, plus de deux siècles plus tard, le souvenir de cette bataille héroïque semble mieux préservé sous les latitudes froides du Québec que sous le soleil des Caraïbes. L’initiative de l’écrivain Dany Laferrière, qui a su convaincre les autorités montréalaises de donner le nom de Vertières à une station de métro, pose une question aussi symbolique qu’embarrassante : pourquoi faut-il que ce soit à l’étranger que l’on célèbre avec un tel éclat la mémoire que l’on néglige dans sa propre patrie ?
Mais ce qui réjouit le cœur attriste aussi l’esprit. Car ce sont souvent d’autres pays qui honorent les héros et les monuments haïtiens, tandis qu’en Haïti, l’État s’illustre par son indifférence. Vertières, Bois-Caïman, la Citadelle, les places publiques dédiées aux pères de l’indépendance : combien de ces lieux tombent en ruine, laissés à l’abandon, sans entretien, sans mise en valeur, sans politique culturelle digne de ce nom ?
Le paradoxe est cruel. À l’étranger, le patrimoine haïtien devient matière de fierté et symbole universel de liberté. Au pays même, il est relégué au rang de curiosité négligée, souvenir fané d’un passé glorieux que l’on n’assume plus.
Ce contraste révèle une vérité douloureuse : le monde se souvient d’Haïti parfois mieux que les Haïtiens eux-mêmes. L’oubli de l’État, son incapacité à investir dans la sauvegarde et la transmission de ce patrimoine, fragilise la mémoire nationale et prive les nouvelles générations d’un héritage vivant.
Il ne s’agit pas de jalouser l’hommage rendu à Montréal. Au contraire, il faut s’en réjouir. Mais il est urgent que l’État haïtien s’inspire de cet exemple pour redonner à ses monuments, à ses lieux de mémoire et à son histoire la place qu’ils méritent dans l’espace public national. Car un peuple qui ne chérit pas ses symboles, qui ne respecte pas ses héros, se condamne à l’amnésie collective.
La bataille de Vertières n’a pas seulement libéré Haïti. Elle a offert au monde un modèle de dignité et de résistance. Montréal l’a compris. Et Haïti ?